Partie 5 – Un laboratoire de genèse de la sociologie

Dans le quatrième article, nous avons appris que sous le regard des peintres, de 1896 à 1904, le village de Beaupré et la Pointe d’Argentenay sont devenus des lieux de mémoire. Ces peintres s’y sont saisis d’images du passé pour y projeter leur vision du monde et l’investir de significations et de valeurs en lien avec l’origine du pays.

La ferme Sanschagrin (appelée St-François-de-Sales) à la Pointe d’Argentenay offrait aux artistes un hébergement et de multiples opportunités d’observer la vie rurale qui ne différait guère de celle des premiers colons du 17e siècle et qui faisait un contraste frappant avec la société industrielle émergente. Dans son livre sur les artistes de Beaupré, Madeleine Landry constate que les informations obtenues auprès de l’historien Jean Rompré, le 14 octobre 2008, confirment que son emplacement correspond aujourd’hui au vaste domaine occupé par les Scouts du district de Québec.

Des informations existent aujourd’hui sur la ferme Sanschagrin grâce à l’œil attentif d’un professeur torontois James Mavor, qui y séjourna pendant quatre mois en 1901 et devint l’ami de René Sanschagrin et des peintres. Ses observations de la vie rurale autour de la ferme des Sanschagrin sont inspirées des observations de la famille et la société développées par des sociologues pionniers en France et au Canada. La Pointe d’Argentenay fut ainsi un des premiers laboratoires de genèse de la sociologie au pays et l’actuelle maison des Scouts en était l’épicentre.

À la rencontre des idées

En Europe au milieu du 19e siècle, Frédéric Le Play (1806-1882), à la fois minéralurgiste et métallurgiste devenu pionnier de la sociologie en France, développe une méthode comparative d’étude des sociétés. La base d’observation de ses recherches était la famille qui forme « la véritable molécule sociale ». Selon lui, les familles à étudier seront les plus simples, les plus modestes, parce qu’elles conservent, dans la pureté originelle, les types caractéristiques, altérés ailleurs sous l’influence des croisements et des courants, auxquels est due la formation des sociétés modernes.

« L’histoire, selon Le Play, est caractérisée par une alternance des époques de tradition, qui sont progressives et réformatrices, et des époques d’innovation, qui sont décadentes et révolutionnaires. La supériorité des premières est pour lui une vérité incontestable » (L. Baudin).

Son concept de la famille souche élaboré dans ses descriptions des sociétés rurales européennes, est découvert par le québécois Léon Gérin vers la fin du 19e siècle, repris par les historiens de la famille dans les années 1960 et ensuite amalgamés aux théories de Claude Lévi-Strauss dans les années 1970.

Pendant un quart de siècle, Le Play a regardé vivre l’humanité de tout un continent et noté chaque soir ce qu’il avait vu et ce qu’il en pensait. Éditées en six volumes, ses observations et réflexions eurent un immense retentissement.

Les pensées de Le Play inspirent Léon Gérin, avocat, cultivateur et fonctionnaire fédéral qui a étudié à l’École de sciences sociales à Paris suite à son rencontre avec deux disciples de Le Play; Gérin devient plus tard le père de la sociologie au Québec.

Frédéric Le Play (1806-1882) (Image du site web du Nouveau Catholicisme Social)
Léon Gérin (1863-1951) (Image du UQAC)

Deux autres grands Canadiens, inspirés vers la fin du 19e siècle par les écrits de Gérin et de Le Play, deviennent des amis de l’agriculteur René Sanschagrin à la Pointe d’Argentenay; c’est là que, chacun à sa manière, observe la famille et la vie à la ferme St-François-de-Sales.

René Sanschagrin (Détail de l’œuvre « La boëtte » de Horatio Walker)

Il s’agit de l’artiste Horatio Walker et de l’économiste et observateur James Mavor.

Genèse de la sociologie au Canada

Ce qui intéresse Léon Gérin dans les théories en économie sociale de Le Play est moins son orientation idéologique (catholique et monarchique) que son objet d’étude, la famille, et ses méthodes de recherche en science sociale. Comme Le Play, il venait d’une famille d’agriculteurs. De retour au Canada il achète une ferme et devient fonctionnaire à Ottawa, un régime régulier de travail qui lui laisse du temps pour exercer sa passion de science sociale. Très jeune, il avait été impressionné par la qualité de la vie rurale à l’Ile d’Orléans (Saint-Jean), lorsque sa famille y séjournait durant l’été.

Gérin trace en solitaire la voie de la sociologie canadienne et se fait une éminente réputation par ses nombreuses études fouillées sur la société rurale québécoise. Il publie des ouvrages sur des sujets aussi variés que l’histoire de la colonisation française en Amérique, les caractères de la société canadienne après la Conquête et les traits dominants de la société rurale du Canada français au 19e siècle.

L’une de ses études sur la société rurale québécoise, parue en 1898, attire l’attention de James Mavor quelques années avant sa rencontre avec René Sanschagrin en 1901 à la Pointe d’Argentenay. Plus tard, Mavor et Gérin, ses deux observateurs en économie sociale, se rencontreront en tant que membre de la Société Royale du Canada. Gérin sera responsable de l’aile francophone de l’organisme et assurera la présidence en 1933.

La confluence des approches de Mavor et Gérin

L’étude de Gérin établit des catégories parmi les Canadiens-français en fonction de l’espace habité. Selon lui, les riverains, profitant davantage d’un sol fertile, des produits de la pêche et de l’accessibilité au réseau de communication qu’est le fleuve, développent davantage des us et coutumes plus civilisés, d’où émanent tout naturellement le clergé ainsi que les professions libérales alors que les habitants de la terrasse mènent une vie plus simple, éprouvée par les sautes d’humeur du climat et de l’économie. Les habitants de la montagne, eux, vivent plus isolés et dans un plus grand état de dénuement, en raison de la pauvreté du sol.

James Mavor souhaitait, par son séjour à l’Île d’Orléans, mettre à l’épreuve la théorie que Gérin développée dans ces trois régions respectives de la Maskinongé (plaine), Saint-Justin (terrasse) et St-Didace (montagne).

Mavor était un réformateur social écossais et défendeur des ouvriers en Grande-Bretagne au 19e siècle, et plus tard (1892 à 1923) le chef du département en économie à l’université de Toronto. Il contribua à remodeler le département, ouvrant au passage la voie à des programmes distincts en commerce et en finance, et créa un climat intellectuel propice à des disciplines futures tel le travail social et la sociologie. Il réussit à repousser les frontières de l’université et à la soustraire à l’accusation d’être une tour d’ivoire et lieu de pédanterie. D’ailleurs, Il travailla, notamment avec B. E. Walker, à la fondation du musée d’art de Toronto (Art Gallery of Ontario) et du Royal Ontario Museum. Un grand nombre de ses écrits et ses conférences parlent du potentiel de l’art.

Les observations de Mavor et de Walker à la Pointe d’Argentenay

En 1901, Mavor rencontre à Sainte Pétronille le peintre et chantre de l’île Horatio Walker. Il sera amené le lendemain à la ferme Sanschagrin, à l’autre bout de l’Île, 21milles plus loin, par un ami du peintre, Célestin Rousseau. L’histoire des observations et écrits sociologiques dans la région de Québec et la vallée du St-Laurent avoisinante commencent à cette date.

James Mavor (Photo: Sciences Sociales, Université McMaster)
Horatio Walker (Photo: M.O. Hammond, c1910)

Mavor connaissait déjà les artistes torontois Edmund Morris et William Cruikshank et savait leur passion pour peindre le Québec rural de la Côte-de-Beaupré. Il les rencontrera au fil des années à la ferme Sanschagrin avec d’autres membres de la bande de Beaupré. Tous habitent un Canada en plein essor et craignent les changements apportés par l’ère industrielle. Pour eux, comme pour Gérin et Le Play, le passé et ses valeurs immuables représentent de solides assises pour l’édification d’un monde meilleur.

Le but de Mavor n’était pas de voyager partout au Québec, mais de s’installer à un endroit où, après quelques mois il pourrait « espérer connaître le plus intimement possible, au moins un groupe caractéristique d’habitants ». L’approche de Mavor, comme celle de Gérin, consistant à accumuler des notes au cours d’un stage prolongé sur le terrain. L’étendue de l’assimilation des théories sociologiques de Gérin par Mavor est révélée dans un article qu’il publie pour le chapitre portant sur le Canada dans une publication de l’Université d’Oxford de 1914 sur les économies faisant partie de l’Empire britannique.

Mavor est un observateur de l’espèce humaine. L’Île d’Orléans, contrairement à un Canada de plus en plus industrialisé et en période de transition, est un lieu, selon le commentaire de l’historien d’art, David Karel (1986) « où le temps coule au ralenti, l’attire par la stabilité de sa société, par la pérennité d’une population et d’institutions plusieurs fois séculaires. Sous le toit d’une maison ancestrale, le professeur découvre ample matière à spéculer ».

Les sociologues à la fin du 19e siècle voient les familles et les habitations de manière similaire à celle des peintres régionalistes comme Walker et ceux de la « bande de Beaupré » qui sont présents en même temps à la Pointe d’Argentenay.

Les pionniers sont dépeints comme étant résilients, ingénieux, ayant une immense capacité de travail et une aversion à se plaindre des difficultés.

Une visite étendue de Mavor à la Pointe d’Argentenay

Lors de son séjour initial de plusieurs mois en 1901, Mavor rencontre trois générations de la famille Sanschagrin (les descendants de Bazile Lasalle dit Sanschagrin arrivé vers 1796) et les employés : Johnné (homme à tout faire) et Pétronille, la petite orpheline et domestique des Sanschagrin tant peinte par Walker.

Mavor observe une panoplie d’artefacts variant de l’utilitaire au religieux, incluant des métiers traditionnels et un répertoire complet des ustensiles et attributs du foyer rural. Les dépendances de la ferme lui permettaient de recenser le cheptel et d’inventorier l’outillage aratoire et d’élevage d’une ferme typique. Il observe que son hôte et ami est habile charpentier et pêcheur à l’anguille, des atouts utiles pour apporter des revenus supplémentaires. Des paroissiens moins fortunés lui empruntent à un taux de 5% des sommes sur ses capitaux accumulés.

Nonobstant son implantation côtière et sa prospérité économique, Mavor associe la maison et la ferme Sanschagrin au type intermédiaire de la terrasse tel que défini par l’étude de Gérin. La situation d’isolement de l’Île et le fait que les Sanschagrin ne lisent aucun journal ni périodique, exception faite des Annales de la Bonne Sainte Anne, motivent son choix.

La ferme Sanschagrin – et le microcosme du Québec

Mavor étend ses observations à toute l’île, et même au Québec rural, tel qu’il le décrit dans son chapitre de la publication de l‘Université d’Oxford en 1914. Comme pour son ami, Horatio Walker, qu’il visite à plusieurs reprises à Ste-Pétronille, entre 1901 et sa mort en 1925, l’Île d’Orléans pour Mavor est un « microcosme du Canada français ».

Pour Mavor, Gérin et les peintres, le passé et ses valeurs immuables représentent de solides assises pour l’édification d’un monde meilleur.

Les qualités de la société rurale, telles que décrites par Gérin, Mavor, Walker et les artistes renommés de la Bande de Beaupré, facent aux transitions vers la société moderne, représentent-elles des valeurs, des forces et de l‘indépendance d’esprit des québécois d’aujourd’hui?

La ferme des LaSalle-Sanschagrin est maintenant en friche; toutefois, la maison des Scouts à la Pointe d’Argentenay reste un solide témoin d’évènements uniques et significatifs vers la fin du XIXe siècle en création artistique, et comme l’un des premiers laboratoires au pays en économie sociale rurale, grâce aux observations et écrits de Mavor, à l’instar des travaux des pionniers en sociologie, Le Play et Gérin.

La maison des Scouts du district de Québec (2013) – Ancienne maison Sanschagrin

Ne mérite-t-elle pas une nouvelle vocation dans la société québécoise pour commémorer les observations et créations uniques des peintres et sociologues de la fin du 19e siècle?

A. Plumpton (18 juin 2019). (Collaboration : J. Rompré, M. Gauthier)

Bibliographie

Biographie de Frédéric Le Play, Les annales des Mines, Livre du centenaire (Ecole Polytechnique), Gauthier-Villars et fils, TOME I, 1897, pp. 499 et suiv.
Baudin, Louis, Frédéric Le Play: Textes choisis et préface, Paris : Librairie Dalloz, 1947, 316 pages.
Landry, Madeleine, Beaupré, 1896-1904, Lieu d’inspiration d’une peinture identitaire, Québec, Les éditions du Septentrion, 2014, 206 pages.

Karel, David, Horatio Walker, Musée du Québec, Fides, 1986, 312 pages.

Fournier, Michel, La redécouverte de Léon Gérin, premier sociologue du Canada, Recherches sociographiques, Volume 55, Numéro 2, Mai–Août 2014, p. 207–222

Gérin, Léon, Aux sources de notre histoire. Les conditions économiques et sociales de la colonisation en Nouvelle-France. Montréal, Les Éditions Fides, 1946, 277 pages.

Mavor, James, chapitre sur le Canada dans Herbnertson, A.J, et Howorth, O.L, The Oxford Survey of the British Empire, Clarendon Press, 1914.

Mavor, James, My windows on the street of the world, J. M. Dent and Sons, New York, 1923.

Parent, Frédéric, Léon Gérin, devenir sociologue dans un monde en transition, 2018, Frédéric Parent Collection « Presses de l’Université de Montréal -Corpus » 312 pages.