Partie 2 – 125 ans de production agricole chez les Sanschagrin

On ne connait pas encore quand exactement ni comment Bazile LaSalle Sanschagrin a acquis la terre de Pierre Martineau mort en 1795. Fils de François LaSalle, caporal au régiment de Berry arrivé de France, marié à Château Richer, Bazile semble s’être établi à St-François un peu avant 1797, date de son mariage avec Marie Gagné, résidente de St-François. Il prend alors possession d’une terre, le lot 190, cultivée depuis déjà 130 ans. De ce premier mariage sont issus 5 enfants dont François-Xavier qui poursuivra l’exploitation du domaine à la mort de Bazile en 1836. Il est intéressant de noter que lorsque Bazile se remarie en 1813, un an après la mort de Marie, il fait dresser un inventaire complet de ses biens. Cette précieuse source d’information retrouvée récemment donne un aperçu suffisamment détaillé de la vie sur une ferme de cette époque pour en faire le sujet d’une prochaine capsule d’histoire.

Quatre générations de LaSalle dit Sanschagrin se sont succédées:

  1. Bazile, ses deux épouses Marie Gagné (1797) et Marie-Louise Marceau (1813) et leurs 5 enfants
  2. François-Xavier, ses deux épouses Archange Foucher (1824) et Marie-Madeleine Labbé (1841) et leurs 3 enfants
  3. René, son épouse Adélaide Emond (1869) et leur seul enfant
  4. René fils, son épouse Marie-Adèle Paquet (1900) et leurs 4 enfants.

Les recensements au cours du XIXeme siècle rendent compte de la production agricole durant cette période. Le tableau 1 ci-après reproduit les données essentielles du recensement du Bas-Canada de 1851 sur les surfaces exploitées et la nature des productions.

Tableau 1

On notera en particulier que la surface du lot de 92 arpents était alors en culture sur 49 arpents (24 cultivés et 24 en pâturage en l’année 1851) avec en plus un jardin et un potager, la partie en bois debout représentant 43 arpents.

Les Tableaux 2a et 2b du recensement de 1871 recoupent et précisent les données de 1851 :

Tableau 2a
Tableau 2b

Détails à retenir : la production de sucre d’érable qui confirme bien la présence d’une érablière sur la partie du lot demeurée boisée, la présence de vergers (pommes, poires et prunes), la production de foin salé sur la batture et la pêche de l’anguille à la fascine qui diversifient les productions et les revenus.

La production agricole et animale semble donc représentative des fermes diversifiées qu’on retrouve à cette époque sur les 9 autres terres de la pointe d’Argentenay. On remarquera que les principales productions des champs au XIXeme siècle sont par ordre: les patates, le seigle, l’avoine, et les pois. Le blé ‘français’ mentionné comme culture principale au XVIIeme et XVIIIeme n’y figure plus. Est-ce le résultat du changement des habitudes alimentaires résultant de la Conquête, de l’appauvrissement des terres en l’absence d’engrais ou de la production du blé venant de l’ouest? On peut penser plus simplement qu’il s’agit d’une adaptation habile des agriculteurs à la nature du sol et au climat de la pointe d’Argentenay.

La plus ancienne photographie aérienne connue de l’Île d’Orléans prise par la Compagnie aérienne franco-canadienne en 1927 permet désormais de visualiser les surfaces cultivées sur la pointe d’Argentenay, y compris sur le lot 190 dont le cadastre actuel a été superposé pour faciliter la lecture. On constate que la superficie cultivée visible sur la photo, Figure 6, ci-dessous, correspond bien aux valeurs des recensements de 1851 et 1871, soit un peu plus de la moitié de la surface du lot en culture. Le reste du lot est boisé et la bande forestière localisée à l’est et au sud vient compléter la forêt d’origine bien visible également sur le lot 191 voisin appartenant à Conservation Nature Canada.

Figure 5

On comprend mieux à regarder cette photo la signification du foin salé mentionné en 1871 car l’empreinte des dix terres de la pointe d’Argentenay se prolonge sur la batture nord où chacun des agriculteurs y coupait sa part de foin salé.

La carte de 1930, Figure 7, ci-dessous, tracée peu après que le dernier agriculteur, René Sanschagrin, fils, eut vendu sa terre au docteur Albert Brousseau, confirme encore une fois la position des surfaces cultivées et des parties boisées pour les neuf familles d’agriculteurs de la pointe d’Argentenay et en particulier celles du lot 190.

Figure 7

Lorsque l’on compare le lot 190 tel qu’il apparaît sur les figures 5 (partie 1), 6 et 7, datant respectivement de 1762, 1927 et 1930, on s’aperçoit que la démarcation entre la surface cultivée et la partie boisée de ce lot n’a pas changé significativement au cours des siècles. Les recensements de 1851 et de 1871 recoupent ces observations en ce qui concerne les surfaces cultivées, soient 49 arpents sur un lot de ~93 arpents.

Par ailleurs, on constate que la forêt résiduelle couvrant la partie est et sud du lot 190 est la continuation de la forêt du lot 191 voisin et représente, tout comme ce dernier, ce qui reste de la forêt originale à l’est de de l’Île. On notera la sagesse des générations successives d’agriculteurs qui ont su adapter les surfaces cultivées au relief du terrain en préservant la forêt originale, à l’est et au sud, là où le relief est plus accentué de façon à ce que cette dernière agisse comme barrière de protection contre l’érosion du sol due aux vents particulièrement forts sur l’île.

Dans deux prochaines capsules, on verra que la beauté du site naturel de la ferme des LaSalle dit Sanschagrin et sa prospérité étaient reconnues par de nombreux artistes-peintres et même par un économiste, curieux de comprendre les raisons de cette prospérité, qui y séjournaient souvent à la fin du XIXeme et au début XXeme siècles. Ce n’est donc pas la pauvreté de la terre qui peut expliquer que René Sanschagrin, fils, ait vendu la propriété. On sait que Cléophas, l’ainé de ses enfants recensé en 1911, se marie en 1923 à St-Sauveur et finit ses jours à Montréal; sa fille ainée Anne-Marie décède en 1922 avant que son père ne vende la terre en 1928. L’exploitation de la ferme revenait donc aux époux, aux enfants plus jeunes et à Jean Dallaire, décrit dans les recensements comme garçon de ferme et domestique. On sait, par ailleurs, qu’en plus de tenir lieu ‘d’auberge’ occasionnelle, René Sanschagrin a été élu maire de St-François de 1923 à 1927, soit quelques années avant de vendre la ferme.

Michel Gauthier, Jean Rompré et Henri-Paul Thibault
@Coalition citoyenne pour la sauvegarde de la Pointe d’Argentenay