Partie 4 – Art & identité nationale

La pointe d’Argentenay : lieu d’inspiration des artistes et de création d’une identité nationale

Nous sommes à la fin du XIXème siècle. En Europe et en Amérique la révolution industrielle entraîne un profond changement dans les idées du temps et engendre une nouvelle théorie de la culture qui pose le « national » comme principe fondateur de la modernité; un changement esthétique radical s’impose, distinct de l’idéal classique gréco-romain autrefois commun, obéissant à l’ordre et à la raison, et qui ne reflète plus la réalité contemporaine.

Le premier ministre du Canada Wilfrid Laurier constate lui-même que le XXème siècle sera celui du Canada. Cette idée, déjà répandue à partir de 1880, s’inscrit dans le concept d’empire et incite l’expansion du pays vers l’ouest; artistes et photographes sont alors inspirés à capturer en images la grande nature sauvage en voie d’être explorée.

À l’opposé, des artistes à Toronto et à Montréal sont sceptiques des préoccupations de colonialisme et cherchent leur inspiration dans la nostalgie d’un passé où l’homme cultivait la terre de ses mains, affirmant ainsi l’existence d’entités régionales et revendiquant leur reconnaissance.

Horatio Walker : observations à l’Argentenay d’un peintre de la vie rurale et de l’agriculture

Vers 1880, Horatio Walker, peintre de l’Île d’Orléans, déjà reconnu au Canada et aux États-Unis, suit le nouveau mouvement régionaliste et en particulier celui de « l’école » préimpressionniste de Barbizon, un groupe d’artistes de France influencés par le courant réaliste, glorifiant l’esthétique de la paysannerie et l’ambiance des paysages. Walker arpente l’île, de chemin en chemin, de paroisse en paroisse, de maison en maison, pour saisir sur le vif quelques scènes de la vie paysanne (3), en disciple du mouvement Barbizon.

Il rencontre et devient l’ami de René Sanschagrin, agriculteur de la 4e génération d’une famille relativement prospère et établie sur le lot 190 d’Argentenay. Il observe et document la vie de famille dans la maison ancestrale toujours existante (« maison des Scouts de Québec ») et sur la ferme. Ses tableaux créés à la pointe d’Argentenay captent les traditions et préoccupations agricoles de l’époque, entre autres : « La boêtte » illustre Sanschagrin en train de préparer la nourriture pour ses cochons, « Le père Célestin », 1894, un vieil habitant au repos et « Pétronille de St-François », 1902 et 1905, la jeune domestique qui travaillait à la ferme Sanschagrin).

Si on peut parfois reconnaître les lieux et les personnages dans les œuvres de 1880 à 1890 de Walker, comme ceux réalisés à la ferme Sanschagrin d’Argentenay, Walker n’attache pas le noms des lieux ou personnages à la plupart de ses œuvres. S’intéressant à la valeur mythique de l’Autre, plutôt qu’à sa valeur réelle. Il pratique en quelque sorte un art de régionalisme touristique, populaire auprès de ses nombreux clients en Amérique du Nord.

La création d’une peinture identitaire de la vie rurale

La ferme de Sanschagrin et la pointe d’Argentenay figurent davantage vers la fin du XIXe siècle et pour quelques décennies du XXe siècle. C’est dans la période entre 1880 et 1905 qu’une évolution importante marque les mentalités des artistes du mouvement régionaliste. La vision élyséenne de Walker s’estompe pour faire place à une vision nationaliste et identitaire qui surgit dans le Québec rural.

Curieusement, ce sont des artistes en grande partie de la bourgeoisie anglophone qui s’intéressent à l’agriculture et à la vie rurale. À partir de 1886, les membres de la « Toronto Art Students League », et ensuite les artistes membres du « Pen and pencil club » de Montréal, puisent leur inspiration dans les livres d’histoire et se rendent dans les endroits ruraux qui évoquent les débuts du pays.

Ces villages de campagne évoquent l’établissement des premiers colons européens depuis 300 ans et rappellent aux artistes leurs propres racines.

À l’instar des développements socio-économiques, on assiste au pays à une montée de la fierté nationale et le désir de s’émanciper des liens européens. Le nouvel art de cette période cherche à s’affranchir de son statut colonial et à démontrer son originalité et sa maturité.

La pointe d’Argentenay et Beaupré, un petit village situé en face sur la rive nord du Saint-Laurent, tombent dans le mire d’artistes peintres canadiens* qui ont étudié à cette époque à Paris (Académie Julien) et ailleurs en Europe. De retour au Canada, ces artistes, issus en grande partie de la bourgeoisie anglophone avec quelques collègues francophones également de familles relativement aisées, forment des alliances pour poursuivre ensemble cet art nouveau, façonné au contact de l’école de La Haye ou l’impressionnisme.

Le petit groupe, connaissances de Walker, est formé initialement de 6 artistes qui étaient, ou devenaient membres de l’importante académie royale des arts du pays (RCA), notamment William Brymner, Edmond Dyonnet, Maurice Cullen, William Cruikshank, James W. Morrice et Edmund Morris. Appelée la « Bande de Beaupré », ils décident de fréquenter cette partie rurale et ancienne du pays.

Les artistes à la terre des Sanschagrin

René Sanschagrin, agriculteur et pêcheur relativement aisé, a reçu au moins 9 artistes renommés durant cette période à sa ferme centenaire, dont plusieurs en pension.

Membres ou artistes amis de la « Bande de Beaupré », les artistes ont créé sur ces lieux et sur la Côte de Beaupré (rejoignable facilement par bateau) des œuvres à l’éloge des paysages, des habitants et des traditions qui définissaient le peuple québécois rural et un sens identitaire.

Ce nouvel art qui découlait de leurs pensées et pinceaux permettait de mettre en évidence des traits régionaux spécifiques comme les traditions, les coutumes ou l’histoire locale et les paysages, autant de déterminants de ce qui fait la « couleur locale » et l’ « esprit national ». Leur passion pour la nature et la culture de la société rurale à Beaupré et à l’Argentenay inspire plusieurs artistes québécoises au XXe siècle et met la scène pour les études des ethnologues tels Marius Barbeau, Gérard Morisset et Robert-Lionel Séguin.

Présence des artistes et écrivains à la Pointe d’Argentenay et à la ferme des Sanschagrin, entre 1897 et 1904 (5)

1897 1901 1903 1904
Maurice Cullen
Maurice Cullen
William Brymner
William Brymner
Curtis Williamson
William Cruikshank
James W. Morrice
William Cruikshank
Edmond Dyonnet (artiste et écrivain)
Edmund Morris
Edmond Dyonnet
Edmund Morris
Paul Lafleur (écrivain)
Edmund Morris
Paul Lafleur

Paul Lafleur et l’artiste Dyonnet étaient de l’aile littéraire du groupe. En Europe, l’écriture régionaliste, telle que pratiquée par George Sand ou Fréderic Mistral, portait sur les descriptions des paysages, des moeurs et des habitudes d’une région et donc similaires aux intentions de la « bande de Beaupré ».

L’importance d’Argentenay et de ses environs pour le groupe de 9 est consigné dans les notes de Morris. En 1897, il fait une courte visite à la ferme des Sanschagrin en compagnie de Dyonnet, Cruikshank et Cullen. En 1903, il retrouve Morrice et Cullen à Beaupré. Traversant à l’Île d’Orléans ils rejoignent Brymner et Lafleur à la ferme des Sanschagrin. En 1904, Morris revient à nouveau à la ferme des Sanschagrin, où Dyonnet et Williamson se joignent à lui pendant deux semaines, suivis de Cruikshank pour le reste de l’été. En 1901 et 1902, il ne revient pas à Beaupré ou Argentenay mais, en 1900, il accompagne Clarence Gagnon et deux autres jeunes artistes, alors étudiants ou disciples de Brymner et Dyonnet à Moptréal et Walker à Île d’Orléans.

Ce nouveau mouvement artistique identitaire ne s’est pas arrêté à Beaupré en 1906 ou à la ferme des Sanschagrin. Il s’est poursuivit par les travaux ultérieurs, par leur enseignement à d’autres artistes : Narcisse Poirier, Clarence Gagnon, Thomas Garside, Alexander Young Jackson, Albéric Bourgeois, Marc-Aurèle Fortin, Edwin Holgate, Helen McNicoll, Joseph Saint-Charles, Rodolphe Duguay, Eugène Hamel, Charles Huot et Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté.

Vers 1927, ce mouvement de régionalisme en arts se modernise au point que le peintre passe de son statut d’observateur à celui de peintre associé au paysan et souhaitant voir et penser comme lui. André Bieler, dans son œuvre « Les patates, Argentenay » exprime cet évolution résolument plus moderne.

Une prochaine communication présentera quelques notes sur les visites et observations à la ferme Sanschagrin d’Argentenay (lot 190) par un économiste, James Mavor, ami d’Horatio Walker et collègue du sociologue Léon Gérin.

Arthur J. Plumpton, avec collaboration Michel Gauthier et Jean Rompré,

Île d’Orléans, le 14 mars 2019

Bibliographie

Ce texte se base en très grande partie sur les recherches de Madeleine Landry, apparues dans son livre « Beaupré, 1896-1904, Lieu d’inspiration d’une peinture identitaire », Les éditions du Septentrion, Québec 2014, et celles de David Karel, dans son livre « Horatio Walker, 1858-1938 », Musée du Québec 1987. Des recherches supplémentaires ont été faites par l’Internet (source Wikipédia) sur les personnages, les lieux ruraux et les mouvements d’art de l‘époque.

Les images des tableaux ont apparues dans les deux livres de référence et, dans le cas du tableau « Les patates, Argentenay » (André Bieler), dans le livre de Michel Lessard, « L’Île d’Orléans », Les Éditions de l’Homme, 1998.